Après l’Ukraine un peu de géographie et d’histoire européenne

Les événements d’Ukraine ont révélé le flou sur ce que devraient être les limites de l’Europe, tant géographiques que d’ambition. Le cafouillage médiatique qui en a résulté conduit à se replonger dans le projet initial européen et ses déterminants.
Le Traité de Rome prévoyait la libre circulation des hommes, des biens et des capitaux entre ses membres. Ces trois libertés ont généré l’essentiel des progrès réalisés jusqu’à aujourd’hui. Ce ne sont pas seulement des mesures techniques, mais la déclinaison d’une civilisation de la liberté, fondée sur l’autonomie de la personne humaine.

Il faut le réaffirmer à l’occasion des « européennes » du 25 mai, car c’est moins familier aux pays qui entourent le noyau originel : on voit bien que sans ce rappel, l’Europe se réduit à « un machin », qu’on n’appelle plus, à juste titre, « l’Europe », mais « Bruxelles », une administration sans identité, sans chef ni élite ayant une vue claire de ce qu’elle est.

Cette absence d’identité, voire de conscience des réalités, est illustrée par les idées qui ont généré le fameux « rapport sur l’intégration » publié en toute innocence sur le site de notre ancien premier ministre, ainsi que par « la charte des langues régionales » (de France) étayée par une carte dont les données datent du Moyen Âge ! Comme si, non content de ne pas avoir d’identité, la nomenklatura bruxelloise avait pour mission de détruire celle de ses membres… Un détour géographique et historique va préciser notre idée.

La géographie

L’Occident européen est d’abord une géographie  :
– Il est profondément pénétré par les mers et ses peuples ont un tropisme maritime et donc mondial renforcé par l’absence ou la pauvreté de ses réserves minérales ;
– De nombreux obstacles naturels l’ont cloisonné en sous-ensembles ayant contribué à fonder les identités nationales ou locales, comme le montrent a contrario les vicissitudes des frontières de certains espaces ouverts, de la Flandre franco-belge aux plaines polonaises.

Vers l’est, cette géographie européenne s’arrête aux Carpates et en gros aux frontières de l’ancien empire autrichien. S’y rajoutent les régions qui se sont culturellement ralliées, historiquement via le catholicisme ou le protestantisme : la Pologne, la Slovaquie, la Finlande et les pays baltes. Au-delà, l’Orient européen se caractérise, au contraire par les frontières fluctuantes des grandes plaines du nord, tandis que le relief torturé de son Sud a été le conservatoire de particularismes ethniques et religieux conservés par l’Empire ottoman qui les a coupés de l’évolution de l’Europe occidentale et centrale.

L’histoire

La République romaine, puis l’empire ont été la première matrice de l’Europe et sa référence permanente, directe au moins jusqu’au XVIIIe siècle, et indirecte ensuite. Nous y avons puisé notre droit, une partie de nos institutions politiques et même nos langues (y compris, dans leur « partie supérieure », les langues germaniques, l’anglais compris, dont les élites travaillèrent pendant des siècles en latin puis en français).

Cet empire a été latin à l’ouest, et grec à l’est, division relayée sur le plan religieux par le schisme entre le catholicisme et l’orthodoxie. C’est l’Empire romain qui donnera son pouvoir à l’Église catholique, qui sera la deuxième matrice de l’Europe occidentale. Les églises orthodoxes seront celles de l’Orient et leur modèle celui de l’Empire byzantin. Il est vain de se demander si elles ont « formaté » l’Europe orientale et le Proche-Orient d’alors, ou si ce sont ces sociétés orientales qui ont fait évoluer leurs églises, mais le résultat en est une assez profonde divergence avec l’Occident.

Remarquons aussi que, contrairement au monde orthodoxe, le monde catholique a été profondément modernisé par la Réforme et la Contre-réforme qui ont facilité la diffusion du libre débat, des Lumières et de leurs prolongements, tandis que l’influence russe accentuait la divergence entre l’Orient et l’Occident. Les différences de dogme entre orthodoxie et catholicisme semblent mineures.

Mais les rites ont divergé, et les érudits prennent comme symbole de la différence le « filioque » catholique, pour en déduire une sacralisation de la hiérarchie en orthodoxie, ce qui ne serait pas étranger au pouvoir absolu à la fois politique et religieux du Basileus byzantin et de ses successeurs, des tsars moscovites à l’actuel président de la Russie, qui s’est découvert en union fusionnelle avec l’église orthodoxe de son pays. Que les érudits me pardonnent ce raccourci !

À l’est, l’empire russe tentera de s’européaniser à partir du XVIIIe siècle, tant au niveau d’une élite restreinte (détruite à partir de 1917) que géographiquement par St. Saint-Pétersbourg, une bonne part de l’Europe orientale, et la Crimée où les Russes se superposent aux Tatars.

S’ensuit une avancée jusqu’à Berlin en 1945 et une réaction des nations européennes (et d’Asie caucasienne et centrale) menant à l’écroulement de l’empire en 1990, laissant toutefois des frontières ignorant volontairement les populations locales, comme Staline, qui commença comme « commissaire aux nationalités » aimait s’en vanter. On a vu le résultat en Azerbaïdjan, en Géorgie et en Ukraine. C’est dans ce contexte géographique, historique et religieux que s’est constituée « l’Europe des six » fondée par le Traité de Rome, contexte qui a été ignoré au fil des agrandissements successifs.

La dilution de l’idée originelle des « six » aux « 27 »

Ces « six » étaient la France, l’Italie, l’Allemagne et les Pays-Bas, quatre nations bien typées et de cultures voisines, cultures présentes également au Luxembourg et en Belgique. Le souvenir de la guerre était encore présent et cette union consolidait la paix. Une extension vers le nord et l’est a suivi. Vers le Royaume-Uni d’abord, proche par sa priorité à la liberté individuelle, mais très particulariste. Vers la Suède, les pays baltes et la Finlande ensuite.

Si ces derniers paraissent géographiquement excentrés, ils ont longtemps été intégrés au monde baltique, notamment germanique et suédois ; ils en ont gardé les religions catholique et protestante, et la période russe non soviétique n’a transformé ni leur composition humaine ni leurs traditions. Ce sont les nazis, puis l’URSS, qui ont bouleversé leur population. Pas de manière décisive comme le montre leur évolution économique et politique depuis leur libération en 1990, mais avec des stigmates suivis de près par la Russie.

L’extension de l’Union vers le monde orthodoxe a été plus aventureuse, avec l’adoption de la Grèce, et plus tard de la Roumanie, de la Bulgarie et de Chypre. Au sud, la Slovénie et la Croatie ont longtemps été intégrées aux mondes autrichien et vénitien, dont ils ont gardé le catholicisme, même si elles ont été quelque peu « dé-européannisées » par l’élimination de leurs élites pendant la période communiste.

Au-delà, nous entrons dans le monde balkanique proprement dit, orthodoxe avec la Serbie, le Monténégro et la Macédoine, et musulman avec la Bosnie, l’Albanie et le Kosovo… sans parler du projet d’extension à la Turquie. Ces pays ont gardé des États, disons, incomplètement dégagés de l’autoritarisme mafieux du communisme ou de celui, communautariste, de l’Empire ottoman.

Aujourd’hui, il n’y a plus d’Europe, mais des « poupées russes »

Au-delà du noyau originel, les nouveaux membres, dont la Grande-Bretagne, ne sont pas pleinement intégrés et font l’objet de mesures particulières. De plus, si l’on considère l’adoption de l’euro, celle de Schengen, les membres récents, les candidats à l’adhésion, les accords avec la Moldavie et la Géorgie, les PSEM (Pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée) et le « partenariat oriental » (j’en oublie sûrement), il n’y a pas moins de 10 groupements différents des divers États.

L’Europe n’est qu’un ensemble de poupées russes emboîtées les unes dans les autres. Et, à côté de l’Europe, mais interférant avec elle, il y a l’OTAN, avec comme complications la participation de la Turquie, la non-participation de l’Autriche et la prépondérance américaine bien sûr, avec un peu d’entraînement, un bureaucrate bruxellois finit par s’y retrouver, mais avouez que ça ne donne pas une personnalité très claire à l’Europe !

L’évolution vers la bureaucratie et la perte des repères

Tout cela s’est combiné à la bureaucratisation pour couper Bruxelles des réalités humaines. Cette coupure s’est manifestée dans d’innombrables domaines, mais nous nous bornerons ici à la question de la « diversité ». Bruxelles en a une approche idéaliste et charitable certes, mais abstraite dans le cadre d’une idéologie, le multiculturalisme, prônant par exemple l’enseignement arabe en France, non pour sa culture ou son utilité, mais pour en faire un outil de sauvegarde et de « distinction » d’un groupe. Cela sur la base d’une idée abstraite de ce groupe, sans considération de sa diversité linguistique (quel arabe, et qui choisira ou imposera cette langue à qui ?), de sa diversité sociétale, ni du désir de nombre de ses membres d’échapper à une pression communautariste.

Bref, ce multiculturalisme est à l’antipode du projet initial : il ne s’agit plus d’individus libres s’insérant, puis s’intégrant, voire s’assimilant, mais de groupes qui auraient des cultures ayant les mêmes « droits » que celle du pays d’accueil et s’imposant à leurs descendants. Que faire alors si la culture du soi-disant groupe est contraire, par exemple, à l’égalité homme-femme ? Cette attitude s’ajoute à l’interventionnisme pesant de la bureaucratie bruxelloise et explique la multiplication des partis eurosceptiques.

En conclusion

Nous sommes bornés ici à rappeler les valeurs de base d’une « Europe des nations », qui évoluerait ou non vers le fédéralisme, et qui fonctionnerait suivant le principe de subsidiarité. Cela réduirait le rôle de « Bruxelles », et on ne confondrait plus cette administration avec « l’Europe ». Pour ce qui concerne les rapports avec autres pays, une infinité de solutions est possible. Entrer dans les détails est la tâche de politiques démocratiquement élus sur un mandat précis.

par Yves Montenay et Jean-Pierre Chamoux

Article publié dans Le Cercle Les Echos le 18 mai 2014

 

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