Echos du Monde Musulman 255 – 15 avril 2015

Parlons aujourd’hui des soufis face aux pouvoirs et aux islamistes, du réveil guerrier de l’Arabie et de l’évolution de la législation autrichienne sur l’islam.

Les soufis, les pouvoirs et les wahhabites

La propagande efficace des wahhabites formés par l’Arabie touche de nombreux
jeunes maghrébins et subsahariens, et amènent leurs aînés et une partie de leurs responsables politiques à réagir en mettant l’accent sur « notre islam traditionnel ».
Nous avons souvent parlé de l’action du roi du Maroc, et fait parfois allusion aux confréries soufies dont je vais parler maintenant et qui sont puissantes au Maghreb et au Sénégal (et aussi dans de nombreux autres pays, mais ce sera pour une autre fois). Comme d’habitude je ne veux pas me lancer dans la théologie mais essayer d’expliquer de quoi il s’agit concrètement.

Très grossièrement, le point commun entre les différentes confréries soufies est l’idée
d’un contact direct avec Dieu suite à une initiation, à l’opposé de l’obéissance à un dogme et donc aux courants rigoristes, notamment wahhabites. Ce contact direct peut se faire à titre individuel, ou à l’occasion de cérémonies musicales ou chantées où l’on utilise des poèmes à contenu mystique. Vu de l’extérieur, il y a une parenté avec certaines cérémonies du culte protestant, voire des variantes subsahariennes du catholicisme. Le patrimoine soufi est donc non seulement philosophique et religieux mais aussi musical et poétique.
Certaines confréries sont très anciennes et remonteraient au huitième siècle. Parmi
celles de notre région, les Aîssaoua algériens font remonter leur confrérie au XVIe siècle au
Maroc. D’autres ont été fondées au XIXe siècle et ont profité de la « paix française » pour se
répandre de part et d’autre du Sahara. Elles ont en général été proches des pouvoirs, comme celui des Turcs en Algérie ou des Français, puis des présidents qui les ont suivis, au Sénégal.
Au Maghreb, j’ai eu des échos contradictoires quant aux attitudes des autorités françaises,
d’autant que l’on a tendance aujourd’hui, pour suivre la mode, à donner une couleur «anticoloniale » à des mouvements pourtant profondément apolitiques.
De leur côté, les gouvernements nationalistes ont oscillé entre une méfiance envers des groupes leur échappant et des mots aimables envers « ces représentants de notre culture », face aux wahhabites, ou tout simplement pour des intérêts électoraux.
Je lance un appel aux spécialistes pour plus d’explications, mais il y a déjà une solide
documentation sur la Toile, notamment une présentation de Abdelwahab Meddeb, qui y voit des origines préislamiques et une parenté avec le christianisme, alors que d’autres y voient une parenté avec le chiisme.
Ces deux hypothèses ne font que renforcer l’hostilité des salafistes et wahhabites. On trouvera également sur la Toile des articles récents de la presse africaine francophone, influencés par le politiquement correct de leurs pays.
Sur le plan géopolitique, ma première impression est que ces mouvements non violents
sont en état d’infériorité devant la déferlante télévisuelle et humaine des mouvements
islamistes, wahhabites ou autres, qui forment « les savants » (en religion) et exploitent les
frustrations de la jeunesse locale.
Les optimistes, eux, estiment que les soufis profiteront de la réaction anti-islamiste
inévitable face aux excès de ces derniers, comme en Égypte et en Tunisie.

Surprise : l’Arabie en guerre !

L’Arabie nous avait habitué à un sommeil inquiet : ce pays, très discrètement allié à Israël
contre l’Iran, est surarmé, au grand bénéfice des fabricants américains qui avaient pris
l’habitude de renouveler sans cesse un matériel très coûteux n’ayant jamais servi.
Car l’Arabie ne se sert pas de son armée mais de son argent. L’argent de l’État forme
les missionnaires wahhabites et combat les Frères Musulmans notamment en finançant le
régime égyptien. L’argent privé (c’est-à-dire princier ou de fournisseurs de l’État, tel Ben
Laden père), lui, finance de nombreuses formes de salafisme et très probablement de
djihadisme. Mais à part la répression des chiites du minuscule Bahrein, les militaires ne
bougeaient pas, ce qui était peut-être dû au grand âge des responsables préférant vieillir
tranquillement dans leurs propriétés notamment marocaines.
Mais le nouveau roi est moins vieux, et surtout les responsables directs sont dans la
force de l’âge. Ils ont pris la précaution de s’allier à neuf autres États arabes, dont le Maroc, et se sont probablement assurés du soutien logistique américain. N’oubliez pas que la flotte des États-Unis croise le long des côtes yéménites pour surveiller les pirates et le libre passage du pétrole vers la mer Rouge et vers le sud. Peut-être une occasion pour Barack Obama de « compenser » sa recherche d’un accord sur le nucléaire avec l’Iran, qui déplait tant à l’Arabie.
Ce n’est certes qu’une demie guerre, puisqu’on se borne à bombarder (tant pis pour les
civils) et à réclamer un embargo sur les probables livraisons d’armes de l’Iran aux rebelles
houtis (variante du chiisme). Est-ce une solution, alors que se battent de multiples groupes
rivaux dont les tribus sunnites de l’ancien président momentanément alliées aux houtis, celles alliées au président actuel (élu) en fuite, les séparatistes de la région d’Aden et Al Qaïda.
La suite, tant au Yémen qu’en Arabie, est difficilement prévisible et ce ne sont pas les
souffrances des civils qui vont freiner l’ardeur des divers combattants. Par ailleurs je ne sais pas s’il y a un lien entre les livraisons annoncées (pour quelle date ?) de missiles russes à l’Iran et l’approvisionnement en armes par ce dernier à ses cousins houtis. Et puis, si le Yémen est loin des champs pétroliers de l’Arabie, la population autour de ces derniers est chiite, et pas forcément heureuse de voir bombarder ses coreligionnaires.

L’Autriche et l’islam

Nous avons presque tous oublié que l’Autriche avait été le premier pays européen à
donner un statut officiel à l’islam et à son enseignement religieux. C’était en 1912 à l’occasion de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, dont un quart environ de la population était musulmane, et le reste serbe ou croate. Cette action indirectement anti-serbe allait précipiter le déclenchement de la première guerre mondiale.
Cette loi de 1912 prévoyait notamment la primauté du droit autrichien sur les
prescriptions religieuses. Cela va certes de soi, y compris dans le Coran comme déjà exposé ici, mais « va encore mieux en le disant ».
Cette loi semble être restée en vigueur malgré la perte de la Bosnie en 1918 et le pays
vient de voter difficilement sa modernisation. L’esprit est de réduire l’influence et le
financement des « étrangers » sur les prêches et l’enseignement religieux. Bien entendu les
uns y ont vu « un placebo » et les autres (les Verts) « un soupçon généralisé à l’encontre des
musulmans ».  6 % des 5,5 millions d’Autrichiens sont musulmans, dont 12 % à Vienne.
Traditionnellement ils étaient des sunnites turcs ou bosniaques, mais ils viennent maintenant de pays très variés. Il y a par exemple des Chiites et des Alévis. Pour ces derniers voir nos lettres passées sur la Turquie, et une prochaine avant les élections de juin.
Les Turcs, grands financiers de l’islam autrichien, ont vivement protesté contre cette
loi qui les vise plus particulièrement, d’autant qu’ils sont par ailleurs opposés à tout ce qui
serait « un islam européen ». Je n’ai pas connaissance d’une réaction de l’Arabie qui a financé la plus grande mosquée de Vienne.

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