Le point sur l’État Islamique et autres échos de fin d’année

Les attentats en France ont multiplié les articles, les études et les déclarations sur le djihadisme en général et l’État Islamique en particulier. C’est excellent, mais parfois embrouillé, car la situation est encore compliquée avec l’arrivée des Russes et certains commentateurs en rajoutent avec des théories du complot ou des erreurs géographiques et historiques.

D’où cet essai d’une synthèse qui insiste sur la logique de chaque acteur.

Poutine et Erdogan, suite

Il y a quelques semaines je vous disais que l’entrée flamboyante de Poutine dans le conflit lui avait donné une partie de ce qu’il cherchait, c’est-à-dire le rappel qu’il fallait compter avec la Russie, mais que des difficultés ne tarderaient pas à apparaître car c’était une erreur stratégique de se mettre à la tête d’une coalition de chiites contre les sunnites.

Ça n’a pas manqué. Un avion russe a été abattu par les Turcs. Il n’est pas invraisemblable que ce soit lié à la crise d’orgueil d’Erdogan, grisé par une victoire électorale obtenue en lançant son armée contre ses citoyens kurdes, puis en se posant comme la personne indispensable au maintien de l’ordre. Mais maintenant qu’il est élu, il a une nouvelle guerre civile sur les bras.

Le « business » avec l’EI

Voici donc Poutine réagissant à la perte de son avion en dénonçant – à juste titre – les complicités de la Turquie envers l’Etat Islamique. Ces complicités sont au moins commerciales (trafic de pétrole et d’antiquités) et financières, y compris en matière de circulation des hommes : réfugiés, futurs combattants partant pour la Syrie ou en repartant pour aller attaquer l’Europe. Au-delà de l’aspect militaire, cette circulation des hommes est aussi une occasion de « business ». Et cette dénonciation par Poutine touche la personne et la famille même d’Erdogan, et non pas « la Turquie » en général, ce qui est peu courant dans les relations entre États.

Cela ne doit pas nous faire oublier que le pétrole intéresse tout le monde et que le plus simple pour Bachar, donc pour les Russes, est de l’acheter là où il se trouve, c’est-à-dire chez l’EI … En remplacement du client turc, diraient les mauvaises langues. De toute façon, il ne me semble pas illogique d’imaginer qu’il y a également des trafics avec l’EI à travers les autres frontières, celles de l’Irak et de la Syrie avec la Jordanie et l’Arabie.

La position russe aujourd’hui

Résultat pratique : les Russes soutiennent les ennemis des Turcs, à savoir les Kurdes de Syrie, qui sont liés à ceux de Turquie par leur parti politique commun, le PKK (contrairement aux Kurdes d’Irak qui ne sont pas affiliés aux PKK et sont en affaires avec la Turquie). Bref voilà Poutine allié à des sunnites, ce qui améliore son l’image réputée « trop chiite » de la Russie. Et militairement, il aide les Kurdes de Syrie à couper l’accès de l’EI à la Turquie.

Par ailleurs, je remarque que Poutine s’est donné du mal pour arrondir les angles, au moins verbalement, avec les Français et les Américains, ce qui passe par une petite prise de distance avec Bachar et par un moindre interventionnisme en Ukraine … Tout cela parce que, sur le plan stratégique, la Russie demeure fragilisée par la baisse des prix du pétrole et ne peut se permettre de rester sans alliés face à la puissance militaire locale qu’est la Turquie, laquelle bénéficie de la baisse des prix du pétrole.

Le point de situation militaire

Pas de grands changements mais on note que l’EI est maintenant sur la défensive et recule. Son asphyxie pourrait se confirmer, si la fermeture de la frontière turque par les Kurdes de Syrie progressait, mais il reste encore une centaine de kilomètres de contacts directs entre l’EI et la Turquie. L’alliance kurdo-arabe qui se bat de ce côté-là avec le soutien américain tente d’en prendre le contrôle (au grand dam d’intermédiaires turcs apparemment proches du pouvoir à Ankara, qui auront une raison de plus de détester les Kurdes).

L’asphyxie financière de l’EI pourrait également progresser si les contrôles des mouvements bancaires se mettaient enfin en place (stratégie américaine pour ne pas trop se mouiller sur le terrain), si le prix du pétrole reste bas et si la production d’électricité est menacée : un des points forts de l’EI est en effet la distribution d’électricité à la population, ce que ni Bachar ni le gouvernement de Bagdad ne réussissent à assurer dans les zones qu’ils contrôlent ; or les Kurdes viennent de reprendre un barrage et les Russes bombarderaient aveuglément la logistique de l’EI, jusqu’à présent épargnée par la coalition américaine puisque composée de civils.

L’EI réagit de deux façons à cet étranglement très progressif :
– en multipliant ses « filiales » à l’étranger en Libye, au Nigéria, au Sinaï …
– en multipliant les attentats dans les pays occidentaux, de afin que ces derniers se préoccupent davantage de leur sécurité interne que de faire la guerre au loin.

Pour ces deux points, vous savez que l’EI utilise Internet de manière très efficace. Mais comment y a-t-il accès ? Voilà une asphyxie qui serait plus rapide et plus efficace que les autres. Le journal allemand à scandales Der Spiegel s’étonne que l’EI ne se voit pas couper l’accès aux infrastructures et logiciels du web, alors même qu’elles sont détenues par occidentaux, qui pourraient filtrer au moins à ce qui vient d’Irak et de Syrie. Ce journal imagine donc des raisons inavouables, la plus simple étant la corruption. Je suis un peu sceptique, mais dans cette région, il ne faut jurer de rien.

Je terminerai par une information : «Le journaliste américain Ben Wedeman a sillonné la Syrie pour le compte de CNN et a rencontré des combattantes kurdes. (NDLR : le kurde est une langue, la religion des intéressées est l’islam sunnite ou le yézidisme, et l’on sait que les femmes yézidies ont été particulièrement maltraitées puis vendues comme esclaves par l’EI). Ces combattantes auraient remarqué qu’elles faisaient fuir leurs adversaires car « Ils pensent que si l’un d’entre eux est tué par une fille, il n’ira pas au paradis. » » (source : Atlantico)

Pendant ce temps…

L’Algérie s’appauvrit

La baisse du prix du pétrole a rendu déficitaire la balance commerciale de l’Algérie. En 2015 cela lui a coûté 30 milliards de dollars de son épargne en devises et 14 milliards de dollars de son épargne en dinars. Les subventions, qui minent le budget, n’ont pas été encore diminuées, mais devraient l’être en 2016. En attendant, la baisse de 25 % du cours du dinar sur le marché officiel, et, pire encore, sur le marché parallèle, se transmet peu a peu aux prix intérieurs, diminuant d’autant le pouvoir d’achat des Algériens. Et la coupe dans les dépenses d’équipements devrait peser sur le marché du travail.

Les islamistes et le français,

Avez-vous remarqué que les djihadistes de l’Etat Islamique ont maintenant des bataillons francophones (musulmans de France, de Belgique et d’Afrique subsaharienne) et qu’une grande partie de leur propagande et de leur activité de recrutement est ainsi en français ? On notera également que la chaîne qatarie Al-Jazira, islamiste non djihadiste, a des émissions en français.

Ils ne font que suivre d’autres pays friands d’auditeurs francophones : une chaîne russe, la chaîne israélienne et une chaîne chinoise font déjà concurrence, en langue française, à France 24. Est-ce seulement par amour de notre poésie de nos chansons ?

Par ailleurs, au Maroc, le premier ministre Benkirane essaie de s’opposer, jusqu’à présent sans succès, à l’enseignement des matières scientifiques en français, et non plus en arabe, dans l’enseignement secondaire public à partir de la rentrée 2016.

Et l’Arabie, dans tout ça ?

De son côté l’Arabie, comme la Russie et l’Iran, est affaiblie par la baisse du pétrole et « sa » guerre anti-chiite au Yémen. Les déficits budgétaires explosent, sa dette aussi et elle vient de remonter de 50 % le prix de l’essence, ce qui est une excellente nouvelle pour la planète. Mais il faudra aller beaucoup plus loin car le niveau de départ était très bas et l’explosion de la consommation dilapidait une part croissante d’une production pourtant énorme.

Par ailleurs l’Arabie commence à être sensible aux dégâts que lui occasionne son image wahhabite qui la fait accuser d’inspirer indirectement les terroristes. Elle vient donc de créer une coalition de pays musulmans intitulée « Alliance contre le terrorisme », dont certains, comme le Pakistan, nous paraissent loin des fronts qui nous soucient. A tort, car les massacreurs y pullulent, comme les talibans et les terroristes anti-indiens.

L’avenir nous dira si la proclamation de cette alliance menée par l’Arabie ne vise qu’à améliorer son image ou s’il y aura des suites concrètes. Est-ce pour ce « concret » que l’Arabie vient d’exécuter 47 « terroristes » dont un dignitaire chiite ? Elle complique ainsi la situation régionale : le raidissement corrélatif du camp chiite (aidé par les Russes) va-t-il renvoyer des sunnites côté EI ?

Concours d’atrocités

Un peu de recul : on accuse souvent les Occidentaux « d’atrocités », ce qui a jadis souvent été vrai, l’est beaucoup moins aujourd’hui, et surtout est, et a été, infiniment moindre en férocité, notamment envers les civils, que ce qui se passe en Syrie, au Yémen, au Nigéria… Sans atteindre ce degré de férocité, il semble que les Russes soient moins regardants que les Occidentaux quant aux victimes collatérales civiles. La terreur des bombardements russes aurait ainsi généré 100 à 200 000 réfugiés de plus. Mais c’est un problème pour la Turquie et pour l’Europe, pas pour la Russie.

Mais ça n’empêche pas Noël

D’autant que cette année il tombe presque en même temps que l’anniversaire du prophète (l’imouloud). D’où des festivités traditionnelles, notamment au Maroc. Les islamistes n’aiment pas cela et leurs élus le font savoir, mais le bon peuple semble y tenir. Voici quelques exemples de ces festivités sur YouTube :

  • https://youtu.be/nRpzumrriuY
  • https://youtu.be/pml6URcGdn8
  • https://youtu.be/0Dz44L0NMlI (le costume est andalou)
  • https://youtu.be/wqCdru15h7Y
  • https://youtu.be/0dRxRVQVl3Y

Notez la variété des costumes et des comportements des femmes.

Yves Montenay
Echos du Monde Musulman 268 – 3 janvier 2016

2 commentaires sur “Le point sur l’État Islamique et autres échos de fin d’année”

  1. Allié implicite de l’Etat Islamique, la Turquie se positionne comme l’incontournable autorité crédible de la région. Sunnite, musulmane (qui préfère les russes?), longtemps maitresse de la région (cinq cents ans), elle est candidate avec ses frères musulmans à régler les problèmes de l’homme malade du moyen orient, le saoudien, le décapiteur que l’occident préfère. C’est cela le clivage.

    L’Iran ne sera pas aggressif, il a trop à gagner à traire enfin la fin de l’embargo.

    1. La question, c’est « que fait concrètement la Turquie ? ». Quant à l’Iran, vous avez raison sur un plan général, mais ça ne l’empêche pas d’être très actif en Syrie, dans un sens opposé aux États-Unis, et en Irak. Quand ce sera trop contradictoire, je pense comme vous qu’il essaiera de faire un compromis sur la Syrie

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