L’État islamique enfin freiné et l’Algérie en mauvaise posture

Après un point sur l’Etat Islamique et ses adversaires russes, turcs et même indonésiens, je reviens sur la situation inquiétante de l’Algérie qui se débat entre appauvrissement rapide et blocages en tous genres.

Comment va l’État islamique ?

Pas très bien, entre l’armée irakienne, les Kurdes de Syrie et d’Irak, l’armée régulière syrienne (en pratique alaouite–libanaise–iranienne–russe, donc problèmes à prévoir lorsque leurs intérêts divergeront) et les frappes aériennes de tous. Mais le principal progrès est plutôt sur le front financier : le prix de vente du pétrole baisse, les raffineries et les camions sont bombardés, les banques étrangères par lesquels transitent les finances de l’EI sont de mieux en mieux surveillées. Il lui a ainsi fallu réduire de moitié les soldes de ses mercenaires et des candidats au martyre.

Reste Internet, d’autant plus important que c’est l’outil de recrutement et de contre-offensive par des attentats un peu partout dans le monde. Or bizarrement, Internet n’est pas coupé par les opérateurs internationaux qui contrôlent aussi les satellites. Intérêt commercial ? Corruption ? Mine de renseignements que les services spéciaux occidentaux ne veulent pas voir disparaître ? Je n’ai bien sûr pas la réponse … (un  chercheur de l’IRSIC en parle sur son blog ici).

La Turquie préfère la dictature et la guerre civile

Cela fait maintenant plusieurs années que la Turquie traîne les pieds dans sa lutte contre l’État islamique. On se souvient de Kobané où l’armée turque a regardé se faire tuer les Kurdes de Syrie, très liés à ceux de Turquie (contrairement aux Kurdes d’Irak et d’Iran). Pas de chance pour elle, ces Kurdes de Syrie ont finalement battu l’EI. Mais peu après sont arrivées les législatives turques, et le président Erdogan a cherché les voix nationalistes en déclenchant une guerre civile contre « ses » Kurdes. Cela a marché, il a gagné les élections, mais pas suffisamment toutefois pour pouvoir modifier la constitution à son avantage comme il le souhaitait. Néanmoins il a suffisamment de pouvoir, par premier ministre interposé, pour adopter un comportement de plus en plus dictatorial avec renvoi ou emprisonnement des juges, journalistes ou autres gêneurs laïques ou gülénistes (musulmans modernistes traqués depuis le tournant islamiste du régime). Et, ne riez pas, en interdisant « le flirt », même aux fiancés !

L’État islamique, de son côté, commence à perpétrer des attentats en Turquie, alors qu’il l’avait ménagée jusqu’ici, en contrepartie de la liberté de circulation du pétrole, des armes et des combattants. On aurait pu s’attendre à une violente réaction de l’armée turque, mais elle est occupée à casser du Kurde. Résultat : il reste encore une frontière ouverte aux trafics entre l’État islamique et la Turquie, une bande de territoire que visent les Kurdes pour unifier leur territoire en Syrie. Mais la priorité turque est de les en empêcher, quitte à ce que cela bénéficie à l’EI.

Et la Russie ?

Je me suis attiré de vives critiques d’admirateurs de Poutine en disant qu’il était « dans la panade ». Cela s’est pourtant largement confirmé sur le plan économique, la baisse prolongée du pétrole mettant en lumière toutes les insuffisances de l’économie russe. Le rouble s’effondre, le niveau de vie aussi. Sur le plan militaire, par contre, l’armée syrienne qui était au bord de l’effondrement a pu reprendre l’initiative et gagner du terrain grâce pilonnage massif et aveugle par l’aviation russe et probablement par une aide militaire encore plus directe. Tout cela coûte certainement extrêmement cher, ce qui n’arrange pas la situation économique.

Ma remarque visait également le fait pour Poutine de s’être mis à la tête d’une coalition chiite au risque de se faire des ennemis sunnites et notamment la Turquie. Ça n’a pas manqué, et la guerre économique est déclarée entre les deux pays (encore une pierre dans le jardin de l’économie russe). Mais, alors que les Turcs auraient pu aider efficacement les groupes rebelles qui leur sont alliés, ce n’est pas le cas pour l’instant, l’armée turque étant, nous l’avons vu plus haut, occupée ailleurs.

Une riposte indonésienne

L’EI n’attaque pas que l’Occident. On l’a vu au Mali, Cameroun, Tchad et Niger où Boko Haram s’est rallié à lui, en Égypte et même maintenant en Afghanistan, où il concurrence les talibans. Et voilà maintenant qu’il s’attaque à l’Indonésie, le plus peuplé des pays musulmans, mais où l’islam n’est pas religion d’État. Il y a depuis longtemps de petits partis islamistes, face à des « modérés » organisés en associations puissantes. La plus célèbre d’entre elles, Nahdlatul Ulama, compte 50  millions de membres. Elle a lancé à l’automne 2015 dans le monde entier une vidéo visant à empêcher les jeunes de se radicaliser. On y trouve « (les djihadistes) aiment condamner les autres en les traitant d’infidèles tout en ignorant leur propre infidélité à Dieu« . L’actuel président semble plus énergique que l’ancien et défend ces associations, conscient qu’une approche religieuse doit compléter l’approche sécuritaire.

L’Algérie entre appauvrissement et blocages

A 30 $ le baril, alors qu’il en faudrait 120 pour vivre « comme avant », l’Algérie craint le pire en voyant disparaître ses réserves de devises. Les premiers ajustements ont eu lieu avec quelques économies et l’annulation de quelques investissements, mais ce n’est rien par rapport au problème posé. La monnaie a commencé à chuter, donc l’inflation flambe et la grande majorité s’appauvrit (point à noter par ceux qui, en France et ailleurs, cherchent la solution dans la dévaluation).

Je rappelle que l’Algérie, comme le Venezuela, l’Arabie et bien d’autres, ne vit QUE du pétrole : quand on parcourt le pays, on s’aperçoit que les zones d’activités sont de distribution et non de production. Ce n’est pas une fatalité, mais la conséquence de la richesse passée : il est plus simple d’importer en payant avec l’argent du pétrole que de produire, et, de plus, ça donne l’occasion de prélever une commission lors de l’autorisation. Pourtant le Maroc et plus encore la Turquie, qui n’ont pas pétrole, ont construit une économie productrice. C’était et reste donc possible. Alors ?

Alors il y a les blocages. Cela va au-delà de la santé du président, puisqu’il n’est malade «que» depuis quelques années. Il a été miraculeusement élu quatre fois, ce qui rend le citoyen totalement sceptique quant à l’efficacité du processus électoral, ne lui laissant d’autres choix que la révolte. Pour l’en dissuader, on lui rappelle l’horreur de la guerre civile de la décennie 1990 et celle de la Syrie aujourd’hui. Ce citoyen constate par ailleurs que les islamistes sont bien implantés y compris à un niveau politique élevé, et qu’on ne sait donc pas où mènerait une révolte. Bref le haut de la pyramide sociale n’a aucun intérêt à ce que ça change, et le citoyen de base a peur. Les émeutes se multiplient cependant.

À ce blocage d’ensemble s’ajoutent mille blocages concrets : il faut des autorisations multiples, sources de lenteur et de corruption, pour les activités formelles, à commencer par la disposition d’un terrain. Non seulement c’est compliqué, mais la réglementation change sans cesse. Et de même pour l’activité administrative du citoyen de base. Et il y a enfin le blocage psychologique : les régimes successifs ont longtemps insisté sur « le socialisme », « la révolution » et le nationalisme. Résultat : les « capitalistes » étrangers, occidentaux, et notamment français, font l’objet de propos hostiles de la part d’une partie des cadres administratifs et de certains journalistes, oubliant qu’ils apporteraient l’argent, la formation et les compétences en organisation cruellement nécessaires.

En attendant, les réserves de devises indispensables à l’approvisionnement du pays fondent à toute vitesse.

Yves Montenay
Echos du Monde Musulman n°269 – 27 janvier 2016

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