Qu’est-ce que l’Occident ? par Philippe Nemo

Dans le contexte des débats sur la question identitaire, exacerbée par la crise des migrants et les campagnes électorales, je voudrais revenir sur l’ouvrage de Philippe Nemo ,« Qu’est-ce que l’Occident ?» (PUF 2013) qui a connu un succès mondial depuis 4 ans et a même été traduit en 11 langues dont le mandarin.
Son ouvrage m’a beaucoup intéressé en tant qu’historien et économiste convaincu des fondements intellectuels du développement, que j’ai développé notamment dans le livre Le mythe du fossé Nord-Sud (Les Belles Lettres, 2003).

L’auteur, Philippe Nemo

Philippe Nemo est philosophe, historien du droit et passionné d’éducation, au point d’avoir ouvert une mini-université privée. Il a eu et a encore une activité riche et variée, notamment axée sur l’histoire des idées politiques dont le libéralisme. Dans un domaine plus polémique, il a présenté une vision de l’histoire de France désacralisant la révolution à partir de 1792.
J’ai travaillé plus de 20 ans sous sa responsabilité au département « Sciences humaines » de l’ESCP où j’ai enseigné et encadré des mémoires sur la francophonie et le monde musulman.

Dans « Qu’est-ce que l’Occident ?», l’auteur fait une synthèse non polémique de ses recherches. Cet ouvrage de vulgarisation est clair, bref, et très bien documenté. Par « Occident » il entend l’Europe occidentale, les États-Unis, ainsi que leurs prolongements comme l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, mais pas d’autres de cultures proches comme le monde orthodoxe, de la Serbie à la Russie, ou l’Amérique latine.

L’Occident, résultante de ses composantes historiques : la Grèce, Rome, la révolution papale

Dans ce livre, il en fait le panorama historique pour montrer qu’il est la résultante d’une série de« composantes » successives. Les unes sont très classiques, mais pas forcément bien mesurées comme la Grèce et Rome, d’autres sont moins connues comme « La révolution papale » des XIe–XIIIe siècles, que je présenterai donc un peu plus longuement.

Pour la Grèce, il retient l’égalité des citoyens (ce qui exclut les femmes et les esclaves) et « la liberté sous la loi » s’opposant à l’arbitraire royal, ainsi que le démarrage de la science et la création de l’école qui en découle, les deux au sens actuel du terme.

Pour Rome, il retient surtout le droit et notamment sa définition de la propriété privée. Ce droit universel dans un État pluri-ethnique est pour lui une des sources de l’humanisme occidental : avec la personne individuelle et libre, notion lancée par Cicéron.

Le judéo-christianisme apporte « l’éthique et l’eschatologie biblique », au sens de réflexion sur l’avenir du monde, d’où l’idée de progrès au sens de « rébellion contre la normalité du mal » et une morale de la compassion. Contrairement au progrès grec, volé aux dieux, qui est celui du savoir théorique et appliqué, le progrès biblique est celui d’une charité agissante qui doit améliorer moralement le monde réel. Dans un premier temps cette idée se traduira par des manifestations religieuses (messianisme, utopisme …), puis, lors des sécularisations récentes, par « les doctrines modernes du progrès ».

Les historiens connaissaient «la réforme grégorienne », du nom de Grégoire VII, mort en 1085, qui l’avait d’ailleurs commencée sous les pontificats précédents. L’auteur y voit une « révolution papale » qui va orienter dans un sens pacifique et rationnel le programme biblique d’agir sur histoire. Elle ajoute à une profonde réforme de l’église catholique un retour du pouvoir spirituel et donc législatif sur la féodalité. Ce retour du droit permit la prééminence des États sur les féodaux qui avaient fractionné l’Europe en petites entités en guerre permanente. L’Église lance une véritable promotion du « droit romain christianisé », notamment par l’enseignement supérieur. Ce dernier apparait alors  sous une forme voisine de l’actuelle, avec ses facultés de théologie, de droit romain, de droit canon, de médecine et de science.

L’auteur attribue cette révolution commencée peu après la crise de l’an 1000, à la prise de conscience que le non-retour du Christ au bout de 1000 ans obligeait l’église à prendre elle-même le progrès en main, s’écartant ainsi de l’influence paralysante de Saint-Augustin selon laquelle l’action humaine n’a aucune valeur.

L’auteur signale parallèlement l’évolution artistique passant d’un Christ divin et quasi impérial, que va garder le monde orthodoxe, à un homme souffrant sur la croix. La coupure entre les deux christianismes, qui était surtout géographique, va devenir civilisationnelle :

Pour l’Occident, l’Orient néglige le monde concret ;
Pour l’Orient, l’Occident renonce au surnaturel pour l’action temporelle
.

Ce passage m’a d’autant plus intéressé que mes voyages en Orient depuis 1964 ont illustré non seulement les différences de développement et de mentalité politique, mais aussi la conviction des orthodoxes qu’ils étaient les seuls à avoir gardé le spirituel … et nous sauveraient donc un jour. L’auteur illustre le point de vue orthodoxe par « la légende du Grand Inquisiteur », passage des Frères Karamazov de Dostoïevski où l’on voit l’Occident rejeter Jésus pour s’occuper de la société.

Cette évolution occidentale s’appuie sur les textes antiques, occasion pour l’auteur de relativiser leur transmission à l’Occident par les Arabes. Il estime que cette transmission concerne surtout les textes scientifiques qu’ils ont améliorés et non celle des fondements gréco-romains définis plus haut. Les textes antiques étaient restés connus via les contacts avec Byzance ou directement de monastère oriental à monastère occidental. Ces textes transmis par les Arabes ont d’ailleurs fructifié en Occident et non dans le monde musulman, qui régresse alors que l’Occident va décoller. Pour ces derniers points je vais plus loin que l’auteur, me fondant sur l’histoire du développement.

L’avènement des démocraties libérales

L’auteur aborde ensuite un domaine qui nous est plus familier avec l’avènement des démocraties libérales. Elles résultent des interactions entre de multiples facteurs précédemment en germe : début de la liberté intellectuelle, oeuvre de Luther et ses conséquences protestantes, mais aussi catholiques, modernisation continue de l’imprimerie liée à l’explosion corrélative des lectures religieuses et profanes en langues maternelles puis les différentes révolutions, qui commencent avec celle des Hollandais, puis des Anglais puis des Américains…

Le progrès continue avec l’avènement du libéralisme économique, « ordre auto-organisé », qui s’impose contre ses ennemis, partisans d’ordres artificiels (à gauche) ou traditionnels et dépassés (à droite). Pour l’auteur, l’histoire a tranché avec l’échec absolu des fascismes et des communismes, qui ne sont d’ailleurs pas des «produits occidentaux », et l’échec, moins violent mais net, de leurs variantes plus modérées.

En conclusion, l’auteur estime que si l’Occident est le résultat «d’une histoire des idées largement contingente et singulière… ces idées ont acquis aujourd’hui une signification universelle », par leur efficacité économique et humaine. Il conclut en appelant à une « Union occidentale ». Et comme Philippe Nemo est un passionné d’éducation, il finit en rappelant son importance dans la transmission de la civilisation occidentale, et en creux, pour ceux qui connaissent ses idées, ses doutes sur l’efficacité dans ce domaine de l’éducation nationale française.

Personnellement j’en retiens l’importance accordée à l’avenir, et donc souvent au progrès, qui tranche avec les visions, par exemple cycliques, fixistes ou fatalistes, d’autres civilisations. Et remarque que la diffusion des idées occidentales dans le monde était attendue par beaucoup de non-Occidentaux, jusqu’alors paralysés par des systèmes sociaux rigides.

Yves Montenay

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