« L’immigration ça n’existe pas ! » Tout débat sérieux doit commencer par là

Il y a les « pour » et les « contre ». Discussion vaine, car suivant l’interlocuteur « l’immigration » n’évoque ni les mêmes chiffres ni la même réalité humaine. Donc « l’immigration », ça n’existe pas. Du moins comme terme permettant un débat sérieux.

On se lance des chiffres à la figure, on parle nationalité, religion, communautés alors qu’il s’agit d’individus. Je n’entends pas nier les problèmes posés par les uns, ni l’utilité des autres, mais voudrais que l’on raisonne concrètement et non par généralités.
Commençons par le commencement.

Préciser de quoi on parle

Pour commencer, il y a la définition administrative : l’immigration est le nombre de ceux, français ou étrangers, qui entrent chaque année en France pour y rester au moins un an. Les chiffres publiés sont en principe ceux qui répondent à cette définition. Ces immigrants entrent principalement en France dans le cadre du regroupement familial (conjoint, enfants), et accessoirement avec un contrat de travail, pour étudier ou parce qu’ils sont des réfugiés politiques.

En simplifiant, on peut distinguer trois groupes :

– Ceux qui entrent (ou entreront bientôt) librement parce que citoyens de l’Union européenne, de l’ingénieur allemand embauché chez Airbus à Toulouse au Rom vous expliquant que la mendicité est plus rentable en France qu’en Roumanie.

– Les originaires d’autres pays du Nord : cadres Américains affectés à une filiale européenne, ou Japonaises qualifiées venant tenter leur chance à Paris ou mariées là-bas à l’un de nos cadres maintenant de retour en France.

– Les immigrants venant du Sud, souvent de pays musulmans ou d’Afrique subsaharienne, avec une proportion de francophones, de femmes et de personnes alphabétisées qui a beaucoup augmenté, ce qui n’est pas toujours connu, car on remarque surtout les cas « difficiles ».

C’est bien sûr à ces derniers que pensent ceux qui utilisent péjorativement le terme « immigration ». Mais souvent ils ne parlent pas « flux », mais « stock », et mettront dans ce « stock » les descendants de ces immigrants (jusqu’à quelle génération ?). Et ils appellent le tout « les immigrés ». On est alors tellement loin de la définition statistique que l’on peut lancer n’importe quel chiffre, et donc proclamer que le « chiffre officiel » est faux, alors qu’on ne parle pas la même chose.

Ainsi une étude très précise de Michèle Tribalat donnait 4 millions de personnes de religion musulmane en 2008 en France, alors que d’autres évaluations donnaient 6 à 7 millions, voire davantage encore, en partant du total des originaires de pays musulmans et de leurs descendants. Notons que si ces chiffres étaient bons, cela ferait 3 millions de personnes ayant abandonné l’islam, mais on préfère s’envoyer à la figure des chiffres contradictoires plutôt que de les analyser !

Autre complication : beaucoup de « publications officielles » ne donnent pas le chiffre des flux entrants, mais seulement le « solde migratoire ». Or que signifie un solde migratoire de 100 000 personnes, si 200 000 ressortissants du pays A sont entrés, mais que 100 000 résidents « anciens » ont émigré ? Or ce chiffre de 200 000 finit par se diffuser et les citoyens ont alors l’impression qu’on leur a caché la réalité.

Rajoutons pour compliquer encore qu’on connaît mal le nombre d’émigrants (quand vous sortez de France vous ne déclarez pas si c’est pour faire du tourisme ou pour émigrer). Donc le solde migratoire est évalué par différence à partir des recensements… Or ces derniers ont une marge d’erreur de 500 000 à 1 million de personnes !

Il faut donc faire progresser le débat pour qu’on ne puisse plus citer de chiffres fantaisistes ou s’appuyer sur des définitions totalement différentes. Ce n’est pas impossible, puisque cela a été assez bien fait pour les principaux chiffres de déficit et d’endettement.

On tomberait alors d’accord sur le fait que l’immigration est un phénomène important, les entrées brutes, celles qui comptent, étant de 100 à 300 000 personnes par an. On tomberait également d’accord sur le fait que l’émigration est également un phénomène important avec 100 à 200 000 départs par an (je donne des fourchettes très larges et non datées pour ne pas entrer ici dans des querelles de chiffres). Tout candidat sérieux devrait donc en parler… sérieusement.

De plus, derrière ces querelles, il y a la représentation que l’on se fait des migrants. Or elle varie du tout au tout d’une personne à l’autre.

2) Pas d’ »immigration », mais des individus

Un humanitaire idéaliste soutiendra qu’on ne peut pas fermer la porte aux nécessiteux, mais d’autres traduiront « nécessiteux » par « candidats à l’assistanat » et d’autres encore évoqueront les difficultés d’intégration, les nécessiteux étant en général non qualifiés et culturellement éloignés. Et certains remplacent « nécessiteux » par d’autres termes et l’on verra surgir des divergences profondes sur le fait d’ouvrir ou non la porte à telle ou telle catégorie.

Or ces discussions n’ont pas de sens. Un chef d’entreprise, qui, lui, a un problème concret à résoudre, pensera à l’individu dont il a besoin, de la manœuvre à l’informaticien. Il se souciera de sa personnalité et de sa compétence plus que de son origine. On voit que le malentendu est total avec ceux qui pensent à des communautés nationales, religieuses ou culturelles. Or on ne peut pas prédire le rôle économique, politique ou social d’un individu en considérant son appartenance à telle ou telle communauté !

Certains soutiennent que telle communauté a telle ou telle caractéristique. Mais il est inutile d’entrer dans cette querelle, car cela ne s’applique pas à un individu donné : le président Senghor, agrégé de grammaire, poète, écrivain, était un individu et non « un Sénégalais », et cela ne nous dit rien non plus sur les défauts ou les qualités d’autres individus du même pays, qui peuvent être un polygame analphabète ou un informaticien. Raisonner individu plutôt que communauté évite les injustices individuelles et permet de mettre la bonne personne dans la bonne fonction, ce qui est économiquement nécessaire et utile à tous.

On l’a bien vu s’agissant de la « circulaire Guéant » : cibler la catégorie « étudiants étrangers cherchant un premier travail en France » a mené à des injustices, à l’erreur économique et à une atteinte catastrophique à notre image dans les élites internationales. Le fait qu’il y ait des « étudiants bidons » que l’on a recruté par internet dans leur lointain pays pour remplir un cours menacé de fermeture et qui ont vu là une opportunité de visa, ne justifie en rien le renvoi d’un polytechnicien américain, chinois ou maghrébin. Catégoriser l’immigration n’a aucun sens. Seuls importent les individus pris un par un.

3) La politique actuelle

Or la politique actuelle d’immigration est au contraire basée sur des catégories dont certaines donnent automatiquement le droit d’entrer, la plus importante étant le regroupement familial. Et nos gouvernants n’y peuvent rien, car nous avons signé des traités nous l’imposant, et de toute façon nous aurions sinon à faire face à une opinion apitoyée par ce malheureux conjoint ou enfant qui ne peut rejoindre sa famille. Le regroupement familial est donc un droit d’entrer illimité (et le lien familial n’est pas toujours contrôlable). Il ne permet aucun autre critère de choix tel, par exemple, la qualification.

Le gouvernement qui cherche à limiter les entrées sous la pression de l’opinion publique s’attaque donc uniquement aux catégories pour lesquelles il a le droit de faire, comme l’immigration professionnelle ou l’immigration européenne pendant les premières années de l’admission du pays dans l’Union (c’est à ce titre que nous avons refusé les Polonais, alors que l’Allemagne, l’Espagne, l’Irlande et la Grande-Bretagne en ont massivement bénéficié). Bref, nous empêchons d’entrer des gens dont nous avons besoin faute de pouvoir limiter le nombre de ceux qui entrent automatiquement.

Rajoutons une constatation qui n’est pas explicable de manière simple : certains villages ou clans, de Chine et de bien d’autres pays, se sont organisés de manière légale ou non pour faire venir leur « tribu » en France et arrivent à générer un flux régulier quelle que soit la législation. Ce sont souvent de gens travailleurs (notamment parce qu’ils se sont endettés pour venir), et sans histoires pour ne pas perturber leurs circuits.

4) Les bases du débat

Mettre en avant la notion d’individu est par ailleurs cohérent avec le libéralisme politique comme économique, c’est-à-dire l’État de droit et l’ouverture des frontières aux marchandises, aux hommes et aux capitaux à égalité avec les nationaux, c’est-à-dire une entrée « demandée » et non « subventionnée ». Je ne vais pas plus loin, car je ne veux traiter ici que du lancement du débat et non entrer dans le débat lui-même.

Ce débat devra aborder de multiples questions, par exemple :

– Comment individualiser le droit d’entrée ? On pourrait penser à donner une compétence en matière de visa de travail aux employeurs, dont la mission est justement l’appréciation individuelle, et qui par ailleurs fournissent un travail qui est une des premières conditions de l’intégration.

– Les immigrants sont-ils nécessaires au maintien des retraites ? Le bon sens est qu’ils y contribuent dans la mesure où ils travaillent, ce qui ramène aux questions d’emploi et de qualification, mais non à celle de « communauté ».

– Faut-il éviter le communautarisme ? Les Britanniques, les Américains et les Français ont des idées divergentes sur la question.

Résumons

L’importance des mouvements d’immigration et d’émigration en font des questions qui engagent le long terme et mériteraient donc un débat lors des présidentielles. Pour cela, il faut déblayer les chiffres et les connotations qui empoisonnent le débat.

La piste que je souhaite contribuer à lancer est celle de la prise en compte des individus et non des catégories. Elle est contraire à beaucoup de réflexes politiques de notre pays qui aime bien les règles générales supposées plus égalitaires et plus justes, alors qu’elles sont souvent arbitraires et injustes.

Yves Montenay

Article publié dans Le Cercle Les Echos le 15 mars 2014

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