Le chamboulement des notions de langue officielle, majoritaire ou minoritaire au Maghreb

Colloque « Minorisation linguistique et Inégalités sociales »
au Centre de Recherche en Linguistique Appliquée
Université de Moncton en Acadie (Canada), 4-7 octobre 2017

Cette communication se situe dans le cadre de trois de quatre premiers paragraphes de l’objet du colloque : « Creuser la question de minorisation linguistique », en particulier :

– représentation, catégorisation, stigmatisation souvent
– rouage social : à quoi sert-elle et qui dessert-elle ?
– Croisement avec d’autres variables sociologiques discriminantes, en l’occurrence la classe sociale

Le chamboulement des notions de langue officielle, majoritaire ou minoritaire au Maghreb,

par Yves Montenay

Avertissement

Cette communication n’est pas le résultat d’une recherche universitaire au sens classique, mais « un rendu d’expérience » d’une activité universitaire en économie et géographie humaine combinée à une carrière en entreprise. Ces activités m’ont fait profondément ressentir la situation paradoxale du français au Maghreb, à la fois ultra minoritaire comme langue maternelle et juridiquement brimé, tout en étant « majoritaire » à d’autres points de vue.  Avec bien sûr un parallèle avec l’arabe officiel, qui est dans une situation lui aussi paradoxale : « majoritaire » juridiquement et dans l’enseignement, mais non parlé.

Ce « rendu d’expérience » m’a néanmoins paru utile, ayant constaté l’information très inégale du public mondial qualifié, notamment dans les Amériques non francophones. Ce public estime souvent que le Maghreb est purement arabophone et que le français est une survivance coloniale en voie de disparition. C’est particulièrement net dans les articles consacrés aux langues sur Internet, et pourtant… Le fait qu’il n’y ait pas de recensement linguistique au Maghreb, contrairement au Canada qui est une exception dans ce domaine, explique en partie cet ignorance.

Vue d’ensemble

D’un point de vue strictement juridique, le français au Maghreb est une langue minoritaire particulièrement brimée car ni officielle ni nationale ni même reconnue (des documents en français ne sont pas censés avoir de valeur juridique en Algérie), contrairement à l’arabe standard et aux langues berbères. Dans cette catégorie des « même pas reconnues » il rejoint la darija (arabe dialectal, parfois dénommé « le maghrébin »). Pourtant le français a un rôle important tandis que la darija est la langue majoritaire sur le plan oral.

L’arabe officiel est lui aussi dans une situation paradoxale : langue officielle et langue d’enseignement, il serait ailleurs qualifié de « majoritaire ». Mais il n’est pas parlé. C’est la darija qui est la langue majoritaire à l’oral suivi des langues berbères puis du français. L’arabe est plus présent à l’écrit, mais y est fortement concurrencé par le français et maintenant par la darija.

Le français, « minoritaire » mais très présent

Si le français est juridiquement nié, et donc peut être qualifié de langue « minoritaire », l’est-il démographiquement ? Faute de recensement et de définition précise d’un « francophone » (Parlé en famille ? Combien d’années d’études du français, avec quel horaire ? Quel niveau à l’oral ? Quel niveau à l’écrit ?) il est impossible de donner des chiffres. On peut dire que la majorité de la population en a une certaine connaissance, mais que les francophones de bon niveau se trouvent en général dans la bourgeoisie intellectuelle ou des affaires. Le français est donc probablement démographiquement minoritaire, mais cette situation sociale lui donne un statut envié et encourage son apprentissage, notamment pour des raisons professionnelles.

En effet le français est très présent dans des entreprises et certains secteurs de l’administration dont les cadres avec été formés par des enseignements français jusque dans les années 1975, et n’ont donc pris que récemment leur retraite. De plus, surtout au Maroc, une partie des cadres, voire des personnes qualifiées, est française, même si le patron est marocain. Et cet usage professionnel du français n’est pas seulement le fait des grandes entreprises, comme l’illustrent quelques études quantitatives marocaines [1].

Le décor urbain du Maghreb est une autre illustration de la présence du français. La signalisation et les enseignes sont en général bilingues, et maintenant trilingues avec une traduction en tifinagh (alphabet touareg devenu officiellement celui de tous les Berbères). Les exceptions étant le français seulement dans les quartiers bourgeois, et l’arabe seulement dans les quartiers les plus populaires. Les publicités sont en général en français, avec une proportion d’affiches en arabe variable selon les quartiers.

Faisant souvent semblant de m’en étonner auprès de Maghrébins « de base », j’ai en général comme réponse « Monsieur, vous ne savez donc pas que c’est notre deuxièmement langue officielle ». Seule une fraction du haut de la pyramide sociale parlera de « langue coloniale ».

L’enseignement

La hiérarchie juridique des langues y est mieux respectée, avec une place dominante donnée à la langue officielle, l’arabe standard. Mais de nombreuses exceptions chamboulent là aussi la situation.

Dans le secteur public, l’arabisation du système scolaire, jusque-là en français, a eu lieu dans les années 1970/75 et est maintenant unanimement regrettée. L’enseignement du français a été renforcée ces dernières années, le Maroc a même rétabli en principe l’enseignement en français des sciences au lycée. Le français est toujours resté en vigueur dans une partie de l’enseignement supérieur, qui se plaint de devoir accueillir des étudiants au niveau de français insuffisant.

Les langues berbères sont devenues langues nationales, voire officielles. Mais il s’agit à mon avis davantage de la proclamation d’un principe pour désamorcer la contestation berbère, que d’une mise en pratique, les difficultés étant multiples : usage dès le début du primaire d’un troisième alphabet, le tifinagh, non standardisation de ces langues, rareté des supports écrits, non formation des instituteurs …[2] Par ailleurs la darija est –à juste titre à mon avis– employée informellement. Bref la notion de langue officielle a été encore chamboulée.

Dans le secteur privé, la langue demandée par les parents est le français et parfois l’anglais, que ce soit en maternelle, en primaire, dans le secondaire, dans le supérieur, et surtout dans l’enseignement professionnel (gestion, informatique…). Les « grandes écoles » locales sont souvent en coopération avec des grandes écoles françaises, qui ont aussi leurs filiales sur place, Centrale à Casablanca par exemple.

Cette demande de français par les parents est en général respectée, sauf, en principe, Algérie.

Les migrations

La diaspora maghrébine se trouve principalement dans les pays francophones du Nord, France, Belgique, Québec, même si on la trouve accessoirement aux Pays Bas, en Allemagne, en Espagne et aux Etats-Unis. La deuxième génération est donc en général francophone et ne parle que quelques mots de darija ou de berbère. C’est donc en français qu’elle communique avec la famille lors des vacances au pays.

Il y a maintenant une migration de plus en plus importante de subsahariens vers le Maghreb. Ces migrants sont en général francophones ou du moins ont une certaine connaissance du français qui est donc leur langue de communication avec les Maghrébins. Les étudiants ayant un bon niveau de français et qui préfèrent rester au Maghreb où le séjour et les études sont moins onéreuse qu’en France, obligent des enseignants à s’exprimer en français, alors qu’entre Maghrébins on passerait informellement à la darija.

Les migrations sont donc une cause supplémentaire de l’implantation du français, bien qu’il ne soit pas officiel.

L’apparition de l’anglais

L’anglais est peu utile au Maghreb, sauf dans quelques entreprises ou certains domaines scientifiques pointus. Néanmoins son prestige et notamment sa réputation très exagérée de « langue universelle » pousse à son enseignement dans le public comme dans le privé. Il est de plus en plus fréquent que les diplômés maghrébins de l’enseignement supérieur local ou français accomplissent un troisième cycle ou équivalent aux États-Unis. Ce phénomène est démographiquement secondaire, mais ajoute au prestige de cette langue.

Après avoir évoqué le français et les langues berbères, quel rôle reste-t-il à l’arabe officiel ?

L’arabe, officiel, est-il pour autant « majoritaire » ?

Dans le contexte de ce colloque, une langue « majoritaire » est en général officielle, comme c’est le cas de l’arabe au Maghreb. Cela se caractérise par son usage dans les discours des responsables politiques, par sa place prépondérante dans l’enseignement, dans le système juridique …  et par un fort pouvoir de coercition. Voir notamment la formule classique : « ce qui distingue une langue d’un dialecte, c’est que la langue a une armée » … et plus fréquemment encore, une police.

Au Maghreb les discours politiques sont très majoritairement en arabe, avec quelques exceptions pour le français, et maintenant pour la darija et une langue berbère. Nous avons vu que la situation dans l’enseignement, bien que majoritairement en arabe, est beaucoup plus nuancée. Quant au système juridique, il est scindé : le droit civil est en arabe car formant un tout avec l’islam, le droit commercial est en pratique en français. Cette dualité est illustrée par les deux branches de notariat :  les adouls pour l’arabe (avec transcription possible en français, source de litiges) et les notaires, dont les actes sont en français.

Quant au pouvoir de coercition, il a été surtout exercé en Algérie, en général contre les Kabyles ou les francophones. Une formule en usage il y a quelques décennies était : « un francophone est un traître et un berbérophone un séparatiste ». Les écoles primaires et secondaires privées ont été sommées d’adopter le programme public, donc l’arabe, le renforcement en français étant toléré en supplément. La pratique est plus détendue aujourd’hui avec la promotion, à mon avis limitée aux proclamations de principe, des langues berbères et une meilleure tolérance envers le français, quoique subsistent des campagnes sporadiques d’arabisation de sociétés nationales écrivant en français à leurs usagers.  Au Maroc et en Tunisie, les pressions politiques en faveur de l’arabe se limitent à des discours, jadis des partis nationalistes et aujourd’hui des islamistes.

Les langues berbères

En complément de ce que nous avons indiqué plus haut, voici le contexte historique et psychologique de cette question, puis quelques données pratiques.

Deux visions de l’histoire longue s’opposent : l’officielle, du moins jusqu’à ces dernières années, et celles des berbérophones. La vision officielle commençait avec la conquête arabe (647-711) et « l’adoption de l’islam ». La vision « berbère » met l’accent sur la période antérieure : l’alliance avec les Romains contre Carthage (202 avant JC), l’évocation des grands rois berbères de cette époque (Massinissa, Juba I et II), l’adoption du christianisme, Saint Augustin (354-430), la résistance à l’invasion arabe (le terme « première colonisation » est parfois employé), et la persistance du christianisme pendant plusieurs siècles.

La période contemporaine est également vue différemment, avec un scepticisme berbère sur « l’identité arabo-musulmane » ravivée par les différences de sensibilités avec les Arabes « orientaux ».

Aujourd’hui, si l’acceptation officielle des langues berbères est un problème en principe réglé, tout reste à faire en pratique. Faut-il standardiser les différentes langues ? Comment les transcrire ? L’habitude bien ancrée en Kabylie est celle des caractères latins, mais c’est celle des caractères arabes au sud du Maroc, d’où le choix d’un troisième alphabet, le tifinagh.  Mais il est plus simple de l’utiliser sur les frontons officiels ou les panneaux de signalisation (voir la photo en introduction), que d’y former les instituteurs et de le faire adopter par les populations. Enfin la Kabylie est une fois de plus une exception, la deuxième langue pratiquée y étant le français…

Le chamboulement de la situation linguistique vient aussi de la montée de la darija

La darija

Ce parler [3] a longtemps été connu en France sous le nom d’arabe dialectal. C’est la langue maternelle de la grande majorité de la population. Passons sur les querelles la qualifiant de dialecte ou de langue (le maghrébin, le marocain …), celles sur ses racines berbères ou son vocabulaire en partie d’origine française. Je rappellerai simplement qu’elle ressemble étrangement au maltais, langue officielle de cette île à côté de l’anglais, donc langue officielle à Bruxelles avec les 23 autres langues européennes. Et donc standardisée, enseignée et riche d’un important corpus d’origine européenne.

Longtemps méprisé, ce parler gagne aujourd’hui du terrain dans les médias (chansons, sms, presse écrite, radio, télévision …). Les islamistes sont bien entendu opposés à cet « arabe dégénéré ».

Quelles conclusions en matière de « minorisation linguistique » ?

Le Maghreb, comme bien d’autres régions du monde, est différent du modèle occidental, mais aussi japonais, chinois etc. où la langue officielle est également nationale et démographiquement majoritaire, ce qui pose de manière relativement simple le problème de la minorisation linguistique.  Certes, on peut reconnaître certaines problématiques classiques dans l’opposition arabe-langues berbères, surtout si l’on se souvient que ces dernières sont fractionnées en isolats plus ou moins dispersés de l’Égypte au sud marocain.  Mais les grandes lignes sont néanmoins différentes avec une langue officielle non parlée, mais ayant une assise religieuse très prégnante, tandis que le prestige économique social va au français qui n’a aucun droit juridique.

On peut néanmoins dire que toutes les langues autres que l’arabe standard officiel sont minoritaires ou du moins en pratique traitées comme telles. En effet elles dépendent du bon vouloir -très variable- des politiques, souvent sensibles aux arguments religieux, et par ailleurs ne contrôlant pas toujours l’ordre public. Souvenez-vous de la guerre civile algérienne (1989-2000) et des enseignantes de français égorgées par les islamistes pour la double faute d’être des femmes travaillant à l’extérieur et francophones !  Fort heureusement la masse de la population est moins dogmatique que les politiques et certains religieux, et vit cette situation pacifiquement.

Puisque j’ai le plaisir d’être une fois de plus en Acadie, il me semble que la leçon à tirer de cette analyse pour les Acadiens est l’importance d’abord de la situation juridique, ensuite de celle de l’économie et de la démographie, facteurs liés.

La situation juridique s’est considérablement améliorée depuis mon premier passage en 1963, et ne peut guère progresser davantage de fait de la situation minoritaire des Acadiens. Sauf bien sûr à réveiller le vieux projet d’une nouvelle province composée des régions francophones, ou de leur rattachement au Québec… ce qui n’est pas le l’objet de ce colloque.

Quant à la situation économico-démographique (fécondité, immigration et émigration), qui est mon autre casquette universitaire, elle dépend du comportement personnel de chaque Acadien et, pour ce qui concerne les migrations, partiellement dépendante du juridique comme le montre l’exemple du Québec.

Yves Montenay

[1] Une enquête poussée sur la place des langues dans les PME marocaines illustre l’importance qu’a pris le français comme « langue de la modernité » et de l’ascension sociale sans en général susciter de réaction négative. « Images associées à l’usage du français en milieu professionnel marocain : Cas des PME » Par Toufik Majdi, Professeur à la Faculté Pluridisciplinaire de Khouribga, Université Hassan 1erSettat, Maroc

Voir aussi Lahcen OUASMI, Professeur de linguistique à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Ben M’sik dans « Le français dans le monde arabe » publié par cette université, qui a centralisé de nombreuses données intéressant bien que pas toujours chiffrées, dont :

  • L’enquête d’Elgherbi (1993) « Aménagement linguistique et enseignement du français au Maroc ». Imprimerie La Voix de Meknès, auprès d’un échantillon composé d’élèves et d’enseignants dans la région de Meknès pour déterminer leur attitude à l’égard du français. Les sujets étaient priés de classer les langues (l’arabe, le français, l’anglais et l’espagnol) selon leur ordre d’utilité et d’importance. Ce classement donne sa première place naturelle à l’arabe, mais le fait que le français soit mis au premier rang pour près du tiers des répondants et au premier ou deuxième rang pour les trois-quarts est impressionnant. (l’implantation de français a encore nettement progressé depuis 1993)
  • Boukouss, A. (2005). Dynamique d’une situation linguistique : Le marché linguistique au Maroc. Rapport des 50 dernières années du développement humain.

[2] Selma El Maadani Université Mohamed V Souissi, Rabat, Maro, Le Nouveau tifinagh, Un alphabet disparu sauvera-t-il les langues et cultures berbères ? Synergies Monde Méditerranéen n°4 – 2014 p. 25-38.

[3] Selma el Madani, idem, Le dialectal marocain progresse, mais reste à standardiser dans le n° 3 de Synergies, Monde méditerranéen.

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